Je
suis sourd. Je perds le monde. Alors je le cherche. Là où il se
trouve. A son paroxysme. Pas spectacle, mais presque. Quitte à
devenir sourd, autant se gorger de bruits. Tant que je peux. Dans la
rue, la vie est distante, pressée, circulatoire à l’excès.
Voitures, piétons, magasins. Flux sans respirations. Ou alors
intimité jalouse. Portes fermées. Volets tirés. Commerçants
barricadés au fond de leurs boutiques, derrière leurs comptoirs.
Derrière leurs vitrines.
Ma
vie m’échappe. Je la vois, je ne l’entends plus. Elle s’éloigne.
Je vis à l’intérieur d’une cathédrale. Mes yeux établissent
une distance de moi à moi. Comme un léger décalage existant entre
ma vision et ce que je vois comme je le vois. La perte. D’audition.
Source de cette étrangeté. Rien à faire. Alors je me soigne, à ma
façon. Cure sensorielle. Au marché couvert. Je me pose à la
buvette, dans un coin. Peur de rentrer plus avant dans ce dédale
alléchant. Rester au bord. Regarder. Ecouter. Tant que je peux.
Boire aussi. Me fondre dans le décor. Derrière le poteau qui masque
le coin de l’étal du marchand de patates. Un peu recroquevillé.
Je
viens. Je reviens. Sans cesse. Le temps, je l’ai. Journal. Pas
journal. Qu’importe. Juste une affaire de contenance. A quoi bon. A
ne plus rien entendre, j’ai l’impression de ne plus vraiment être
là. Qu’importe donc la contenance. Peux bien rester débraillé.
Et le fais. Personne ne me remarque. Ou alors tout le monde s’en
fout. C’est tout comme. Pour moi.
Je
ne vais pas au comptoir. Causent trop, les gusses. Et moi, quand
d’aventure, on me parle, souvent, je comprends rien. Je souris,
l’air entendu. Détourne le regard. Cherche un point lointain à
fixer, une aspérité, un truc qui se passe, et il s’en passe
toujours, des trucs.
Je
deviens sourd. Latéralement. La moitié du monde pâlit sous mon
ouïe. Les bruits se font dissymétriques.
Le
marchand de patates, on l’appelle Patator. Un sacré bonhomme. Il
voit bien que je prends l’air de rien. Alors il moufte pas. Pas
bonjour ni rien. Mais sûr que, si je faisais mine, lui, il me
causerait. C’est le genre de type à dégeler un iceberg, ça. Même
une vieille tête de pioche comme moi. Mais bon. Ses chants du coq me
suffisent. Pas besoin d’autre chose. Et puis. Pas assez discret
pour moi. Trop remuant. Trop gai. Trop bavard. Moi, j’aime l’ombre.
Déjà avant. Et puis maintenant encore plus. Donc j’écoute ses
chants du coq. Réguliers. Mieux qu’une horloge. Dès onze heures.
Et jusqu’à la fin du marché. On remballe ! Qu’il jacasse.
Le coq du marché. Fait rire son monde. Les collègues comme les
clients. Connivence. Etonnement pour les novices.
Le
temps s’écoule au rythme des bruits du marché. Toujours les
mêmes. Reconnaissables entre tous. Monotones. Et pourtant. Une
richesse toujours renouvelée. Jamais je ne me sens aussi bien que
là, bien calé sur cette chaise métallique. A écouter. A
réfléchir. A ma vie finissante. Aux sons qui me berçaient naguère.
Et que je ne perçois plus. Aux cris stridents, aux bruits secs, aux
conversations qui me parviennent encore, comme à travers un bouchon
de cérumen. Heureusement qu’il me reste celle de droite. Une vraie
chance. On me le serine assez souvent. Alors je tends l’oreille. La
bonne. Et j’écoute.
***
Des
voix. Un fonds sonore diffus. Sifflotis. Brouhaha. Claquements de
main. Bruit de clés dans des poches.
Une
musique d’ambiance au ras du plafond, tout près de ma table.
Des
sacs plastiques claquent au vent. Des bacs métalliques tapent sur
les comptoirs en bois. Les tiroirs caisses s’ouvrent, se ferment
sèchement. Des pièces de monnaie cliquètent d’une main à
l’autre, dégringolent dans la caisse.
Des
pas sur le carrelage. Talons calmes de femme. Pas traînants, courts,
hésitants. Pas rapides. Petites enjambées faites sans lever les
pieds.
Des
chariots raclent chaque carreau. Tressautent. Aux angles de la
terrasse de la buvette, ils roulent parfois sur la gouttière
métallique qui entoure les stands.
Voix
d’hommes. Portugais. Arabe. Rires.
Bon
courage, à dimanche.
Percolateur.
Bruit des verres qu’on sort de la machine à laver la vaisselle.
Tasses de café qu’on empile. Cuillères cognées contre les
tasses. Choc du verre sur le comptoir. Bruits de bouche. Toux grasse.
Café
ou noisette ?
Les
chaises grincent sur la dalle bétonnée. Les gens s’installent,
chargés de sacs, discutent.
Pas
de bêtise.
***
Rue
de la soif. Votre Heineken. Super loto samedi 24 novembre 2012.
Fromagerie des alpages. Volaille française. La ratte du Touquet.
Boucherie des gourmets. Ecriteaux rétroéclairés, imprimés,
paillote simple, corniche de bois peint, laque.
Ilots.
Rues. Cours. Géométrie particulière à chaque étal, corps de
métier. Cour partagée, scindée en deux par une cloison basse ou
haute, un muret. Comptoir adossé au mur du bâtiment. Rigoles.
Gouttières. Ruelles. Allée centrale.
Une
ville en miniature, une maquette extravertie.
A
la différence de la ville réelle, dont les murs apportent la
discrétion nécessaire à l’intimité, là, il y a transparence.
L’estomac vit à l’air libre, s’exhibe. Intérieur et extérieur
sont visibles à l’œil nu, en profondeur. Comme une coupe
chirurgicale. L’intérieur est dessous l’étal. En tendant le
cou, en le tordant, on peut même parvenir à le discerner.
L’intimité
est d’un autre ordre ici. La connivence entre gens de marché. Au
vu et au su de tous. Codes comportementaux. On remballe, sourire en
coin. Rosé sandwich à neuf heures. On tranche dans le vif. Comme
une pièce de viande sous le couteau. Rien n’est fermé, rien n’est
clôt, rien n’est hors de portée. Tout se coupe, se découpe,
s’émince.
Un
ballet continu de gestes maintes fois répétés. Calculés. A
l’économie. Les sons qui vont avec. Le couteau qu’on aiguise.
L’os qui se brise, se concasse sous le hachoir. La volaille, on la
retourne, on jette les abats dans la poubelle, on pose la bête sur
l’emballage de papier, qu’on plie. Elle est prête. Elle change
de main.
Midi.
On remballe. Un volet roulant dissimulait les casiers, les cagettes,
les chariots. Le poissonnier en extirpe des boîtes en polystyrène.
Petit
à petit, les étals se vident. Le bouquiniste ferme les volets de
ses bibliothèques, les verrouille.
Patator
remballe ses oignons avec une pelle. Il racle l’étal. Le balaie,
cigarette au bec. Choc de la balayette sur les rebords de l’étal
pentu. Comme lorsqu’on balaie un escalier en bois avec un balai en
bois. Bois contre bois. Même contre même. Les papiers, les
cigarettes, les calepins agrafés remplacent les patates sur le bois.
Le
vin blanc, le rosé coulent à flot au comptoir de la buvette.
Le
crémier range soigneusement ses barquettes d’œufs dans un carton.
Derrière les culs retroussés des poulets fermiers, alignés à
l’arrière du zinc du volailler, prêts à roussir, à côté du
chalumeau.
Les
calamars s’étirent à bout de bras. Rejoignent leur boîte. La
glace se pile, se tasse. Je reste jusqu’à la dernière minute. Au
fur et à mesure, les commerçants se rassemblent à la buvette.
Boivent le coup. Rient. Gueulent. Se chamaillent. Se tapent dans le
dos. On remballe.
Le
dessous devient dessus. Le dessus part ailleurs. Puis tout disparaît.
On remballe. La fin des haricots. Une petite mort. Le cycle naturel
des saisons.
Les
jours sans, je passe devant. A travers les grilles, au bout des halls
d’entrée, l’ombre. Le vide. Le silence. L’absence. La crèche,
juste derrière le mur du fond, vitré. Dessous, le parking. Dessus,
des appartements anonymes. La vie en somme. Dans toute sa discrétion.
Mais dedans. Rien. Un espace absent à lui-même. Une ville ajournée.
Une vie par intermittence, en pointillés. Même les patates n’y
ont pas droit de cité. Elles doivent quitter les lieux à la
remballe. Et ne revenir que les bons jours. Les jours où.
Je
pose mes mains à plat sur la table, m’appuie sur elles de tout mon
poids. Je me lève, et prend le chemin de la sortie. Je reviendrai
dimanche. Même heure, même endroit. Histoire de vérifier. Que je
suis toujours vivant.
Jessica
Maisonneuve, dite Poivert
oui,
jouissez de cette chance, ce n'est pas Brigetoun aujourd'hui sur
Paumée, mais la grande Poivert, qui a médité le marché, s'est
envolée pour New York avec des mots qui se rangeaient dans son crâne
et (merveilleuse, moi je crois que la ville m'aurait bouffée) les a,
au milieu de ces sollicitations, mis en ordre en un beau récit, mettant profondeur sous cette vie grouillante, les a envoyés par dessus
l'océan jusqu'à mon mac avignonnais (et a bien voulu y joindre des
patates brigetouniennes)
Brigetoun
elle, se demandant un chouya comment parler encore du marché, a fait
un méli-mélo plus ou moins digeste du passé et du présent des
halles, y a ajouté le surplus des photos du cours Lafayette et
justifie ainsi, un peu trop parfaitement, au sens premier, le nom de
«gadins et bouts de ficelles», le blog de Jessica qui l'accueille
gentiment http://gadinsetboutsdeficelles.blogspot.fr
Tiers
Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases
communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog
d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les
échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des
liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez
l’autre."
La
liste des participants, que j'espère correcte se trouve sur un blog
dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.fr/
et ci-dessous si vous préférez./
5 commentaires:
Je suis très heureuse que tu aies accepté d'écrire de concert avec moi sur le marché. Attention commune jamais exprimée jusqu'alors.
Je suis très heureuse de nos échanges de courriers, de nos tâtonnements respectifs, et de leurs résultats.
Je suis très heureuse tout court.
on dirait que je reprends tes mots et te les adresse
Il y a dans cette lecture du pur bonheur à partager. « L’intimité est d’un autre ordre ici. La connivence entre gens de marché ».
Et nous qui assistons à ces échanges, de sourire!
chouette chouette chouette
Enregistrer un commentaire