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désolée, Paumée se veut à l'abri, sauf quand un acte fait déborder le vase, des allusions à la politique ambiante.. et si je suis reconnaissante aux envies de commenter je vous demande de me pardonner de rétablir la modération

vendredi, octobre 04, 2013

Ponte Mammolo : Roma gratis (vases communicants avec Angèle Paoli)

J'ai la joie et la fierté qu'Angèle Paoli ai confié à Paumée la belle réflexion sous forme de récit que vous trouverez ci-dessus, avec de belles photos de Rome de Guidu Antonietti du Cinarca Ph., G.AdC http://terresdefemmes.blogs.com/files/bio-guidu-en-pdf-1.pdf
Vous trouverez, chez elle, sur http://terresdefemmes.blogs.com une Brigetoun, très fière d'être là.

Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.".
La liste des participants, que j'espère correcte, se trouve sur http://rendezvousdesvases.blogspot.fr , dédié à ce seul usage, et ci-dessous, si vous le préférez.

Ponte Mammolo : Roma gratis

Retour de Rome. «Homo sum : humani nihil a me alienum puto». La petite phrase de Térence fredonne dans ma tête. Avec en toile de fond, sous le regard de l’autre, « la Rome d’aujourd’hui confrontée à la crise».

La Tiburtina. Gare de triage. Gare d’attente. Trains et bus. Prolifération de «pullmans» bleus, rangés en épis. Rome des travailleurs, pressés, chargés de colis. Rome de la périphérie, désertée des touristes. Rome des immigrés et des «roms», des nomades installés sous les ponts. Rome de la débrouillardise et de la vente sauvage d’objets hétéroclites qui jonchent le sol, à même la poussière chaude des trottoirs. Un provisoire fait pour durer. Une petite vieille, toute de noir fichue, jupons et foulard, déambule muette, pliée en deux, d’un monticule à l’autre, secouant sa sébile où «trastévèrent» quelques sous sonores. Dans tout ce charivari, je me sens absente, comme délestée de moi. Poisson muet en apesanteur dans un aquarium géant. J’essaie de comprendre, j’essaie d’interpréter le sens de ce quartier quadrillé de structures qui s’enchevêtrent sans délivrer d’indices. Voilà maintenant une heure que je tourne sur place, toupie sans visage, sous des tubulures d’acier, devant des files numérotées, sans point de repère autre que celui que m’a donné le chauffeur de taxi.
«Tivoli ? In tassi ? Mooo ! è troppo lontano ! E poi, non ci sono mai andato»,m’a-t-il expliqué d’un ton décidé. «Vi porto solo a Tiburtina. Lì, ci sono bus e treni. Ne troverete uno che vi porterà a Tivoli. E sarà meno costoso !» (1)


Stazione Tiburtina, au milieu d’une marée d’autocars échoués dans leurs épis. Vacarme et poussière. Dans cet univers métallique, trouver le bon guichet relève de l’exploit. Je me hasarde dans la première file. Elle me conduit à une guichetière qui ne cesse de répéter : «Ponte Mammolo. Ponte Mammolo. Bisogna andare a Ponte Mammolo.» Ponte Mammolo fonctionne comme une herse. Qui se ferme devant moi. Comment identifier un bus pour Ponte Mammolo dans cette fourmilière de plexiglas chauffé à blanc ? «Ci sono treni ogni venti minuti » (2), assure la guichetière. Je titube d’un pylône à l’autre, ne sachant où traverser ni quelle direction prendre. Monte en moi une tension que je ne vais plus pouvoir endiguer. Le mieux est sans doute d’abandonner, de laisser le rêve de Tivoli à ses jeux d’ombres et d’eau.
Intrigué, un homme se présente. Il marmonne quelques mots de français, me demande s’il peut faire quelque chose pour moi. «Tivoli ? Vous pouvez y aller par le train. Vous n’avez pas de billets ?» De la main, il désigne les guichets. Avant même que j’aie pris la mesure de mon environnement, il «prend» les devants, traverse devant moi une place inondée de soleil. Je le suis tant bien que mal, profitant de son sillage pour fendre la foule sur ses pas. Il marche vite, sachant qu’il reste peu d’avance. Il file droit selon une diagonale qui conduit à l’autre bout de la place, vers le mur aveugle des guichets automatiques.
«Que va-t-il demander en échange ?» Je n’ai pas le temps de poursuivre mon interrogation. Me voici devant la machine. Mon guide tape sur les touches, je mets un billet, il tend le ticket, ramasse la monnaie, me la rend. Du même pas décidé et alerte, il traverse à nouveau la place inondée de soleil, fend la foule qui court en sens inverse, m’entraîne dans les couloirs. «Voici celui qui conduit au quai. Il n’y a qu’à suivre la flèche, A-Est. C’est au fond, c’est tout droit.» Il me salue. Il disparaît. J’attrape le train au vol.

Je prends place. Dernier wagon. La clim est en panne. J’essaie de faire abstraction de la chaleur étouffante, de l’odeur âcre de transpiration, des cris perçants que lance la famille tamoul installée derrière moi. Le contrôleur passe, détendu, joyeux presque. Il donne trois tours de vis à une vitre et un peu d’air, demande à trois jeunes Américains «se tutto va bene.» Tout va bien en effet.
Tout en regardant défiler les banlieues derrière les vitres sales, je repense à cet homme qui m’est venu en aide. Je tente de recomposer le puzzle de son visage, de me remémorer son allure. De rassembler les éléments épars qui me permettraient de me faire une idée de sa personne. «Quel âge peut-il avoir ? Quel type de vêtements portait-il ? Quel milieu était le sien ? Où allait-il ?» Je n’ai gardé de lui aucun souvenir qui me permettrait de l’identifier dans la rue si j’avais à le reconnaître. «Étais-je à ce point absente ?» Il tenait son «cellulaire» à la main, qu’il tapotait distraitement, une touche une autre. «Pourquoi a-t-il passé autant de temps pour moi», accomplissant à ma place les gestes nécessaires à l’aboutissement de mon escapade : «Rome-hors-les-murs» ? «Qu’est-ce qui a bien pu le motiver ?». Peut-être rien, hormis le plaisir de me venir en aide, de partager avec moi quelques mots de français. Peut-être s’est-il trouvé jadis dans semblable situation, à Orly ou à Roissy ? Peut-être aurait-il aimé rencontrer, lui aussi, Gare du Nord, à l’entrée du métro parisien, une personne bien intentionnée qui l’aurait initié sur l’art obscur de «labyrinther» dans les souterrains de la capitale. Je n’aurai pas de réponse.
Les cités succèdent aux cités. Envers du décor. Constructions anarchiques faites de bric et de broc. Empilement d’objets difficilement identifiables. Dépôts, amoncellements à l’aveugle qui n’ont aucun sens pour moi. Le train s’arrête à toutes les gares. C’est un «teuf» de banlieue, inconfortable et brinquebalant, comme j’en avais jadis connu. Rien ici n’a changé ! Pas même les voyageurs. Je finis par reconnaître les pentes de l’ancienne Tibur. Les hautes façades arrimées aux escarpements de la colline. Et, disposées en couronne autour du gros bourg, les hautes futaies de la Villa d’Este.

Stazione Tivoli. Ni bus ni taxi pour rejoindre le centro città. La foule des voyageurs avise un petit sentier rupestre qu’elle emprunte sans hésitation, juste derrière un bâtiment ferroviaire vétuste. Elle dégringole jusqu’au fleuve. C’est peut-être le Tibre. Ou plutôt l’un de ses affluents. Il paresse, verdâtre, sous un pont. Tivoli s’étire de l’autre côté. Ça grimpe sous le soleil. Impitoyablement.
Heureusement, il y a le bar. Et de l’eau. Mais ni taxi ni bus! «Bisogna scendere poi risalire dall’altra parte del fiume !» Je murmure mentalement : «u mondu è fattu à scale : à chi colla è à chi falla.». (3) Ce proverbe corse me fait sourire et me tire — «un attimo» — de mon apathie. Je suis prête à renoncer et à sauter dans le premier train pour Rome. Il me semble soudain plus aisé de faire Paris-Tegucigalpa. «Voici une carte avec un numéro de taxi.» Je peux toujours essayer. Avec un peu de chance, j’aurai peut-être quelqu’un au bout du fil. «Non, il n’y a personne.» La serveuse compose le numéro à son tour. «Venti minuti d’attesa !» Je décide d’attendre. Puis plus rien. «Il ne faut pas compter avoir un taxi.» J’ai dû louper un maillon de la conversation. «Combien dois-je pour la communication ?» «Niente», dit-elle en souriant. «Non è niente. E’ gratuito». (4)
Entre temps, un homme s’est détaché du groupe. «Volete andare in centro città ? » « Quel est votre tarif ?» «Niente. Salite ! E’ gratuito. Mi fa piacere.» (5) Je prends place dans son véhicule. Nous parlons de tout de rien. «De la crise qui sévit, des difficultés de la vie, des taxes trop élevées, des services qui s’effondrent. De la nécessité de travailler tous-les-jours-même-le-dimanche, même les jours fériés !» Mais aussi de l’entraide. Lui, il comprend. Il ne veut rien en échange. Il rit, détendu et jovial. Tout ça finira bien par se résoudre. «L’essentiel, c’est de se serrer les coudes.» Lui, il a la santé. Alors, il peut bien me conduire jusqu’à la Villa d’Este.
Tivoli, Piazzale. D’un grand geste de la main, il me montre la direction, me souhaite une bonne journée, une bonne visite et un bon séjour en Italie. Il ponctue d’un sourire et disparaît.

Retour de la Villa d’Este. «Volete tornare a Roma in treno? Ma perchè? C’è il bus !E’ più confortabile e poi costa meno !» Le serveur du café m’indique où me rendre. «Prendete Tiburtina. Vi lascierà a Ponte Mammolo. Di là, c’è il metro che vi porta a Termini.» (6)
Je traverse la place aux fontaines jusqu’à l’arrêt de bus. Je patiente, «sous le soleil exactement». Dans le bus, je demande un ticket. Je tends quelques euros au chauffeur. «Ma no, signora, questo no! I biglietti si vendono solo in tabaccheria.»Je le savais, mais j’espérais pouvoir me procurer un ticket dans le bus. Désappointée, je m’apprête à descendre. «Venite,» marmonne-t-il en hochant les épaules et en m’indiquant une place disponible. «Per Ponte Mammolo ? Gratuito
À mon insu, Ponte Mammolo a fait son chemin dans les linéaments de ma mémoire. Les trépidations du pullman interfèrent avec mes souvenirs fluctuants. Dans la chaleur de cette fin de journée, le nom de Ponte Mammolo, surgi de brumes lointaines, s’immisce dans ma rêverie. Mouvances. Le souvenir de Pier Paolo Pasolini fait irruption dans la lenteur, drainant avec lui des images de gamins gouailleurs, bandes de moineaux chapardeurs et rigolards. N’est-ce pas là, dans ces borgate populaires où je m’apprête à descendre, que le poète frioulan a échoué dans les années 1950 avec sa mère ? Avec le nom du poète se précisent les décors miséreux de Ragazzi di vita, les frottole de gamins et de voyous s’ébrouant dans l’Aniene (l’affluent du Tibre qui passe à Tivoli) au sortir de l’usine :
«Zut ! Il mettait encore une fois ses habits à l’envers. À la fin, il fut prêt et se leva, puis un pas après l’autre et roulant les épaules à la flan, il passa devant les trois gamins du Ponte Mammolo qui l’attendaient toujours. D’un geste de la tête comme pour les mettre en boîte :
    Allons ! dit-il.
Ils suivirent le bord de l’Aniene à la queue leu leu, grimpèrent le raidillon presque à pic qui donne sur la via Tiburtina et débouchèrent sur le pont.
Le Frisé venait en tête dans sa dégaine de frappe fine, grasse et toute luisante depuis son bain. Tout joice, il chantait, les yeux rigolards ; son slip mouillé lui brimbalait au bout du bras […]
Ils prirent la via Casal dei Pazzi qui montait entre les vastes champs labourés aux sillons en zigzags, de constructions blanchies à la chaux, des chantiers et des pignons éboulés tendant en l’air leurs moignons. Il n’y avait pas âme qui vive sous le soleil qui cuisait les champs et l’asphalte, et l’on n’entendait que le Frisé qui chantait…» (Pier Paolo Pasolini, Ragazzi di vita).

Ponte Mammolo. Ce nom a scandé ma journée, ponctuée par l’entremise bienveillante de trois anges gardiens. Nous nous sommes croisés un instant. Chacun a repris ses rails, chacun a disparu aux yeux de l’autre. Per sempre ?




  1. « Mais, c’est trop loin ! et puis je n’y suis jamais allé ! Je vous conduis jusqu’à Tiburtina. Là, il y a des bus et des trains. Vous en trouverez un qui vous mènera jusqu’à Tivoli. Et ça vous coûtera moins cher ! »
  2. « Ponte Mammolo. Il faut aller à Ponte Mammolo. Il y a des trains toutes les vingt minutes. » 
  3. « Il faut descendre puis remonter de l’autre côté du fleuve. »/« Le monde est fait d’escaliers. Il y en a qui montent et d’autres qui descendent. »
  4. « Rien, ce n’est rien, c’est gratuit. »
  5. « Vous voulez aller au centre ville. Montez. C’est gratuit, ça me fait plaisir. »
  6. « Vous voulez retourner à Rome en train? Mais pourquoi? Il y a le bus ! C’est plus confortable et c’est moins cher…  Prenez Tiburtina. Il vous laissera à Ponte Mammolo. De là, il y a le métro qui vous conduira à la gare Termini. »


5 commentaires:

Dominique Hasselmann a dit…

Un beau voyage express en noir et blanc...

Merci pour le ticket !

jeandler a dit…

Nous avons fait un beau voyage...
Superbe texte "néo-réaliste " à l'italienne.

Danielle Carlès a dit…

Piacere ! Grazie tante !

christiane a dit…

Ces deux femmes écrivent et se reçoivent d'un blog à l'autre "étrangement" proches par les expériences vécues. Deux, un peu perdues, l'une dans la langue et la vaste ville, l'autre seulement par ce petit voyage improvisé avec les moyens du bord. Les deux recevront aide et attention des êtres de passage rencontrés sur leur chemin. Des aides chaleureuses, gratuites, n'attendant rien en retour. Des barrières s'abolissent. De la tendresse et des sourires naissent. L'une évoquera les oubliés, les sans-voix. L'autre poursuivra son rêve de beauté en prenant tout comme une offrande : promiscuité, chaleur, odeurs de sueur, opacité de certains conseils d'itinéraire.
Ces deux voix font chaud au cœur, justement parce que dans ce monde barbelé les hommes meurent de ne pouvoir donner une aide, un sourire, un mot.
Merci à toutes deux.

Angèle Paoli a dit…


Merci à Brigitte, merci à tous. Coïncidence : je remarque que l'exposition Roma Pasolini|La Rome de Pasolini démarre le 16 octobre à la Cinémathèque française. Je ne le savais pas quand j'ai écrit mon texte. Et pourtant Pasolini était bien présent dans ma tête ces jours-là. Et c'est bien dans la "Rome de Pasolini" que je me suis trouvée/retrouvée.